Quand l’État haïtien livre son port stratégique à deux oligarques sanctionnés pour financement du terrorisme, laissant planer des risques majeurs sur l’avenir économique du pays
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Alors que le peuple haïtien ploie sous l’effondrement de l’État, la misère et l’insécurité, le principal port public du pays, ce joyau stratégique qui devrait appartenir à la nation, est livré à deux grands oligarques, Philippe Coles et Édouard Baussan, jusqu’en 2059, dans des conditions qui frisent la trahison nationale.
Tout commence en octobre 2015, sous le gouvernement Martelly-Paul.
À cette époque, l’Autorité Portuaire Nationale (APN), dirigée par Alix Célestin, signe un contrat gré à gré avec la société Caribbean Port Services (CPS), sans aucun appel d’offres public.
Déjà, cette absence de transparence trahissait la logique du pouvoir : servir les intérêts privés plutôt que ceux de l’État.
Ce contrat, signé à huis clos, offre à CPS une quasi-exclusivité sur la manutention et le remorquage des navires au quai nord du port de Port-au-Prince.
En échange, la société ne verse qu’une redevance dérisoire de 15 dollars américains par conteneur (UEV) à l’importation. Oui, quinze dollars pour exploiter l’un des rares points névralgiques du commerce extérieur haïtien.
Le scandale ne s’arrête pas là.
En cas de rupture du contrat par l’État, CPS peut réclamer le remboursement intégral de ses investissements non amortis, ainsi qu’une compensation sur le manque à gagner jusqu’à la fin du contrat.
Autrement dit, l’entreprise gagne dans tous les cas : qu’elle opère ou qu’elle soit résiliée, le trésor public doit payer. En 2023, sous la direction du Directeur général par intérim Jocelin Villier, le contrat est renouvelé et consolidé.
Le nouveau document — signé au nom de l’APN — confirme la cession de 460 944 m² (35,7 carreaux) à 1,50 dollar le m² par an, soit 691 416 dollars américains annuels pour un terrain de cette ampleur.
Une autre parcelle de 65 756 m² est louée à 4 dollars le mètre carré, pour 263 024 dollars par an. Des montants insignifiants comparés à la valeur stratégique et commerciale du site. Des clauses qui protègent les puissants et étranglent l’État.




Ce que l’État a offert sur un plateau d’or à deux oligarques
Le contrat stipule que CPS gère tout — personnel, matériel, entretien, sécurité — mais que l’État ne peut ni intervenir, ni contester.
Et en cas de différend ? Pas de justice haïtienne : les litiges sont soumis à la Chambre de Conciliation et d’Arbitrage d’Haïti (CCAH), dont les décisions sont définitives et sans recours.
Un État réduit à un simple figurant, un peuple dépossédé.
Pire encore : selon un avis interne, ce document n’a pas reçu le visa obligatoire de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSCCA), pourtant exigé pour tout contrat touchant le domaine public.
C’est donc un contrat juridiquement fragile, mais politiquement bétonné, taillé sur mesure pour enrichir deux hommes d’affaires et verrouiller l’accès au marché portuaire.
Depuis 2017, jusqu’à 80 % des conteneurs entrant en Haïti passent par CPS. Le pays importe environ 100 000 conteneurs par an.
Avec des frais variant de plusieurs centaines jusqu’à 1 000 dollars américains par conteneur, CPS récolte des millions de dollars chaque année, pendant que les importateurs, les petites entreprises et les consommateurs en paient le prix.
Résultat : Haïti détient aujourd’hui les frais maritimes les plus élevés de toute la Caraïbe, un record honteux, conséquence directe de cette concentration portuaire.
Ironie tragique : Philippe Coles et Édouard Baussan, les deux bénéficiaires du contrat, sont sanctionnés par les États-Unis pour financement de groupes armés et activités de corruption.
Comment comprendre qu’un État souverain, prétendument en quête de stabilité, confie son principal port à des individus accusés d’alimenter la violence qui détruit la nation ?
Avant son assassinat, le président Jovenel Moïse avait inscrit ce port dans la liste des infrastructures à rapatrier dans le giron de l’État.
Il voyait dans le port un levier de souveraineté économique, un outil essentiel pour le redressement national.
Mais à peine quelques mois après sa mort, le contrat est renouvelé, verrouillé, prolongé — comme si le destin du port était scellé dans le sang et la trahison. Ou faut-il se demander si le contrôle de cette infrastructure stratégique n’a pas pesé dans la conspiration qui a coûté la vie au président ?
Il symbolise la confiscation totale de l’État haïtien par une minorité oligarchique. Pendant que le peuple s’enfonce dans la faim, l’insécurité et le chômage, quelques privilégiés verrouillent les ressources, capturent les ports, pillent les douanes et asphyxient le développement national.
Quand viendra enfin un gouvernement réellement au service du peuple haïtien, il devra :
Résilier ce contrat inique, juridiquement contestable et moralement indéfendable. Nationaliser le port de Port-au-Prince et le replacer sous contrôle intégral de l’État. Ouvrir une enquête publique et judiciaire sur les conditions de signature et de renouvellement du contrat CPS. Auditer l’APN et sanctionner les responsables politiques et administratifs ayant participé à cette dépossession.
Reprendre la souveraineté portuaire, c’est reprendre Haïti. Un pays sans contrôle sur ses ports, ses frontières et ses ressources n’est pas un pays libre.
Haïti ne peut continuer à être gérée comme une entreprise privée entre les mains d’une poignée d’oligarques, pendant que la majorité survit dans la misère.
Ce combat n’est pas idéologique. Il est existentiel. Reprendre le port, c’est reprendre la dignité nationale. Et il faudra le faire, tôt ou tard, car la nation ne peut pas continuer à être un bien locatif dans les mains de ceux qui la détruisent.