15 mai 2024

Traite des noirs, esclavage colonial et abolitions : comment rassembler les mémoires.-

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La guerre est une notion qui évoque deux camps ennemis, des soldats, des généraux, des champs de batailles, du sang et de la mort, des victoires et des défaites. Aussi, la métaphore de « guerre des mémoires » implique dans son intitulé l’adhésion à une vision masculine et brutale des conflits. À propos des mémoires de l’esclavage, on me permettra de préférer l’expression de conflit entre plusieurs visions : celle qui conçoit les mémoires de l’esclavage comme une diversion à des enjeux contemporains, celle qui voit dans ces mémoires l’occasion de se constituer en force sociale, celle qui pense que l’histoire nationale française et l’histoire de l’humanité ne peuvent s’écrire en négligeant ce commerce d’êtres humains et sa racialisation.

De fait, la notion de « guerre des mémoires » concerne un temps et un espace très limités, ceux encadrés par les frontières temporelles de l’impérialisme post-1848. Avec cette approche, on ignore le temps long de la colonie – ce territoire de l’exclusion, ce laboratoire de la race, cette zone de contacts inégaux (mais réels), cet ensemble complexe et dynamique présentant des singularités et des analogies – qui, du xvie au xxe siècle, non pas de manière uniforme mais à travers des dispositifs changeants, a transformé la France, son économie, ses lois, et sa culture.

Traite et esclavage appartiennent encore pour beaucoup au temps « précolonial » et pré-moderne. Traite et esclavage demeurent des objets marginalisés dans l’histoire coloniale (Vergès, 2006). Ils n’appartiennent pas encore au temps colonial, toujours majoritairement conçu comme le temps court du colonialisme post-abolitionniste (en France comme en Grande-Bretagne) [1].

La mémoire comme résistance

Dans le cas de la traite et de l’esclavage colonial, la mémoire a constitué un espace de résistancecontre un récit historique qui s’écrivait en niant l’existence de cet événement. Cet aspect peut s’appliquer à tous les territoires sur lesquels on trouve les routes de la traite et de l’esclavage : Europe, Afrique, Madagascar, ainsi que les terres où ont été déportés les captifs (Amériques, Caraïbes, Mascareignes). Ce sont les descendants de captifs et d’esclaves qui ont fait appel à la mémoire. En effet, peu de descendants de négriers ou d’esclavagistes ont réclamé un devoir de mémoire. Par contre, des villes négrières(Liverpool, Bristol, Nantes ou Bordeaux) ont été amenées par des associations (comme à Bordeaux) ou dans le cadre de programmes culturels (comme à Nantes avec les Anneaux de la mémoire) à reconsidérer leur histoire. Elles ont répondu à ces demandes de manière plus ou moins dynamique, en fonction des enjeux politiques locaux ou des spécificités propres à chaque municipalité. Plusieurs acteurs de ces mémoires peuvent être identifiés, ils sont répartis sur le continent africain, dans les territoires postcoloniaux qui ont connu l’esclavage, et en Europe ou aux États-Unis. Si les expériences sont singulières – chaque vie est unique – et les héritages divers, il existe cependant une dimension unitaire : les descendants d’esclaves pensent tous que leurs mémoires restent trop marginalisées.

Une opposition histoire/mémoire

En France, le conflit oppose ces mémoires à une écriture de l’histoire qui privilégie l’archive écrite, donc très souvent européenne et coloniale, au détriment des poèmes, chants et récits anciens qui ont été transmis oralement. La répétition, comme méthode mnémotechnique, ne signifie pas que ces poèmes, chants et récits n’ont pas été soumis à une réécriture. Mais en gardant les traces et les fragments d’expériences de la terreur et de l’horreur comme celle de la résistance, les mémoires ont pu préserver une vérité oubliée par les textes officiels.

Le conflit oppose des visions de ce qui fonde le « vivre ensemble » : qui est considéré comme appartenant à la cité ? L’esclavage constitue-t-il une figure de la modernité et, en tant que tel, doit-il être entendu ? Sa vie trace en creux l’envers de ce que la modernité proclame : l’universalité des droits. Le principe d’une universalité des droits se heurte à l’idée d’une supériorité de l’Europe. Modernité et idée magnifiée de soi comme centre de la civilisation coexistent et construisent une biopolitique. Il existe des personnes qui ne comptent pas comme membres de la société, à qui les droits sont déniés et qui sont considérés comme « meubles ». Cette contradiction interne qui se racialise progressivement va teinter l’abolition, car les droits conquis à cette occasion sont entravés. Les esclaves et leurs descendants posent une question fondamentale à la démocratie : qui compte ?

Le conflit entre mémoires est un conflit entre des visions du commun, de ce qui unit et divise. Pour certains, en encourageant des mémoires « communautaires » et ainsi une politique du « repentir » et de la « victimisation », les mémoires de l’esclavage seraient une menace pour le vivre ensemble (Brukner, 2006 ; Lefeuvre, 2006). Les mémoires de l’esclavage sont cependant une source de savoir, le témoignage d’une présence encore vivace du monde de la servitude avec son discours racialisé, son impact sur le foncier, le droit, l’économie, la philosophie, l’art et la culture. Le conflit est entre des mémoires de l’esclavage indiquant un élément fondateur du récit national et un récit national qui refuse à ces mémoires un quelconque statut et accorde à l’histoire de l’esclavage une place marginale.

En France, la « mission civilisatrice » a justifié la conquête de peuples entiers et leur asservissement au statut d’« indigènes ». La France est « généreuse », dit le récit colonial. Comme un écho du discours esclavagiste, le discours colonial raconte que la France libère les peuples d’un horrible asservissement. L’abolitionnisme contribue à cette fiction car il est invoqué pour légitimer les conquêtes coloniales. Le passé abolitionniste de l’Angleterre conforte la société anglaise dans sa grandeur morale.

Il n’est donc pas surprenant que les États qui ontpratiqué traite des Noirs et esclavage aient du mal à mémorialiser et historiciser cette histoire. Aux États-Unis, c’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que le récit harmonieux d’un Nord volant au secours des esclaves contre un Sud arriéré ou le récit célébré par The Birth of a Nationde Griffiths (dans lequel le Ku Klux Klan est présenté comme pilier de la civilisation) sont plus que jamais difficiles à tenir. Le mouvement des droits civiques dans les années 1960 va donner un élan nouveau à la ré-appropriation par les Afro-Américains de cette histoire dont ils disent qu’elle est l’histoire de la nation américaine. En Angleterre, c’est à la suite du grand mouvement d’immigration des Jamaïcains et Antillais, le Windrush, du nom du bateau qui en amène des milliers, que la question revient d’une histoire oubliée.

Dans les départements français d’outre-mer (DOM), durant les années 1960, les mouvements culturels d’affirmation identitaire vont se mettre à puiser dans la mémoire orale afin de restituer la figure de l’esclave et son expérience. Ces mouvements s’inscrivent dans un large mouvement de revendication des cultures non européennes. Ils visent également à une écriture de l’histoire qui se dégage de la temporalité imposée par la France. Ils sont liés aux luttes politiques locales et sont attentifs aux luttes de décolonisation de leur région (Caraïbes, océan Indien) et du monde (Algérie, Vietnam …), ainsi qu’aux révisions opérées en France dans le mythe national. L’intérêt pour l’histoire orale et la mémoire populaire contribue à cette archéologie des récits. La langue, les rites, les contes ont perpétué la mémoire de l’esclavage, constituant des archives irremplaçables. Sous la pression de ces mouvements et des partis de gauche des DOM, une loi est votée en 1983 qui institue comme jour férié la date retenue par chaque département d’outre-mer.

Thèses, colloques, romans témoignent de cette émergence. Mais ce travail de remémoration concerne essentiellement le monde ultra-marin. Aucun ouvrage des historiens de ces sociétés n’est discuté par le monde universitaire français, ne fait l’objet d’une critique, d’un débat, ni ne constitue une référence. Lors de la célébration du bicentenaire de la Révolution française en 1989, l’esclavage est évoqué, mais c’est pour saluer le rôle de la Constituante et l’abolition du 4 février 1794. La connaissance avance, mais reste fragmentée.

Le cent-cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage en 1998 est l’occasion pour les populations des DOM de donner un nouvel élan à l’inscription de cette mémoire et de cette histoire dans l’espace public : stèles, monuments, noms de rue témoignent de cet effort. Pour les ressortissants d’outre-mer, c’est l’occasion d’investir l’espace public en France métropolitaine et de réclamer que la France se penche sur cette histoire qui est la sienne. Mais la société française reste en grande partie indifférente. Finalement, l’histoire de la « décolonisation » en France a surtout retenu la violence de confrontations débouchant sur des ruptures radicales, les luttes des esclaves apparaissent négligeables. L’absence de l’esclave dans les enceintes politiques de la nation est symptomatique de la difficulté à penser sa présence comme sujet de l’histoire puisque ce statut lui a été nié. En Europe, la figure de l’esclave est une métaphore de la tyrannie, une figure convoquée pour interpeller les puissants, mais n’est pas une figure qui parle et pense.

Les musées, monuments et mémoriaux, qui se construisent dans les pays qui furent coupables d’organiser la traite des Noirs et l’esclavage colonial sont les échos, dans leur programmation et leurs objectifs, des histoires nouées et hésitantes de chaque société par rapport au racisme qu’elle a contribué à élaborer et solidifier. La difficulté d’accorder à cette histoire une place centrale dans l’imaginaire, le droit et le politique relève sans doute d’une mauvaise conscience et d’un refus d’admettre une responsabilité historique.

Conflit entre les mémoires de l’esclavage

Une analyse critique des mémoires de l’esclavage est indispensable. On peut déjà distinguer les mémoires qui se constituent en enjeu de pouvoir, de statut social, de posture morale. La mémoire, comme l’histoire, peut être manipulée, et la mémoire de l’esclavage a constitué pour des individus et des groupes une rente discursive. Au nom des victimes, ils se sont autoproclamés ses authentiques porte-paroles, essayant d’en tirer une légitimité politique et sociale. Ils ont su convaincre des élus, des journalistes, en s’appuyant sur la faible connaissance du terrain de ces derniers et leur crainte d’apparaître sourds à une souffrance. Leur discours se fonde sur une appropriation du vocabulaire élaboré autour de la destruction des juifs d’Europe, bien que ces deux événements – esclavage colonial et Shoah – ne soient pas comparables car leur finalité n’était pas la même, et leurs héritages sont différents.

En manipulant la culpabilité face à la traite et l’esclavage, en manipulant le discours de la souffrance et du repentir, en recourant au pathos, ces groupes ont su coloniser le terrain du débat. La mémoire qu’ils défendent est une mémoire de la souffrance qui trouve des échos auprès de personnes qui subissent humiliations et discriminations et qui veulent comprendre qui est responsable de leurs souffrances. En proposant le passé comme source des difficultés du présent, celui-ci en devient prisonnier. La proposition émancipatrice de Frantz Fanon de « ne pas être esclave de l’esclavage » est ignorée. Or, ce n’est pas l’amnésie que demande Fanon mais la fin de l’assignation à résidence.

Il ne faudrait cependant pas réduire le besoin d’inscription historique à ces seules expressions et la mémoire à être simplement un élément dans une stratégie à court terme (Benbassa, 2004). Ce sont cependant ces expressions qui ont servi, en France, de référence dans le débat sur les mémoires de l’esclavage. Ainsi, la plainte contre l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau a été utilisée, par des historiens, des commentateurs et des éditorialistes, comme preuve irréfutable des dérives de la mémoire de l’esclavage. Cette plainte, déposée par le collectif DOM-TOM et quelques associations et qui fut retirée avant d’arriver en procès, ne peut résumer à elle seule tout ce qui s’est exprimé sur les mémoires de l’esclavage. A contrario, les critiques scientifiques contre cet ouvrage ne sont jamais prises en compte. Ceux qui citent cette plainte oublient systématiquement de citer le rapport 2005 du Comité pour la mémoire de l’esclavage qui, après un état des lieux argumenté, faisait des propositions claires et raisonnées dans les domaines de l’éducation, de la recherche et de la culture pour combler les lacunes ou l’ignorance.

De fait, tout ce qui peut paraître outré ou victimaire fait plus facilement référence. En revanche, ce qui relève de la recherche scientifique ou de la démarche démocratique est souvent ignoré. La méconnaissance profonde des terres d’outre-mer, qui ont connu l’esclavage et le colonialisme et sont aujourd’hui départements et régions françaises, renforce une approche superficielle des enjeux. L’approche généraliste sur l’esclavage [2] ajoute à la confusion. Que des États africains et arabo-musulmans refusent de traiter cette histoire, on le sait ; que des groupes se soient saisis de cette histoire pour construire un discours vengeur et plein de rancœur, on le sait ; que les formes de l’esclavage contemporain puissent être aussi brutales et violentes que celles de l’esclavage colonial, on le sait. Mais tout cela ne constitue pas des arguments suffisants pour ignorer les émergences culturelles et sociales autour des mémoires de l’esclavage.

On est donc en droit de s’interroger sur le fait qu’aujourd’hui, ni les États-Unis, ni la France, ni l’Angleterre, ni l’Espagne n’ont su consacrer à ces pages d’histoire la pleine attention qu’elles méritent, près de deux siècles après l’abolition de l’esclavage. Néanmoins, la France a institué une journée de commémoration annuelle le 10 mai et a engagé des mesures dans l’éducation et la recherche ; un monument national a été inauguré le 10 mai 2007 ; un centre s’est créé au CNRS. Plus que jamais, des livres paraissent. Aux États-Unis, des monuments ont été installés dans plusieurs villes, des musées se sont ouverts et la recherche est très avancée depuis des décennies. En Angleterre, les villes de Bristol et Liverpool ont entrepris de réfléchir sur cette histoire, de la donner à voir et là aussi, la recherche est très avancée depuis des décennies.

Le retour des mémoires de l’esclavage dans l’espace public

Pendant près de quatre siècles, ce qui était contraire à l’idéal européen d’universalité des droits eut lieu. Cela ne fit pas grand scandale, il fallut attendre plusieurs siècles avant que son abolition devienne éthiquement et politiquement incontournable. On s’y habitua, on y devint indifférent. Comprendre comment s’est fabriqué l’assentiment du commerce d’êtres humains nous permettrait de comprendre quels sont les dispositifs discursifs qui le produisent. Or, lorsque le dispositif légal et mental qui soutenait l’esclavage devint illégitime, sa vérité s’effondra mais pas sa réalité. Mettre à nu les discours successifs qui ont engendré la légitimité de la traite et de l’esclavage comme ceux qui l’ont combattue participe d’une mise en lumière des singularités de ce commerce et de cette forme d’exploitation. Ce travail contribue à mieux appréhender les résurgences d’une exploitation brutale qui s’assimile à la perte de liberté, à la mort sociale.

Conflit donc entre une conception de l’histoire centrée sur l’Europe, rejetant hors de ses frontières la réflexion sur l’esclavage racialisé qui avait pourtant été organisé au cœur de celles-ci, et une conception de l’histoire reconnaissant et intégrant les mutations et bouleversements induits par l’esclavage colonial (Vergès, 2001).

Comment expliquer le retour de ce cœur sombre de l’histoire française dans l’espace public ? On ne peut pas l’expliquer par la transition générationnelle, quand les enfants exigent de leurs parents des justifications à leur attitude pendant une période sombre [3]. Dans ce cas, la mémoire est portée par des acteurs directs ou des proches de ces acteurs. Pour la traite et pour l’esclavage colonial, les témoins sont morts depuis longtemps, et peu de témoignages directs existent, que ce soit sur la période de l’esclavage ou après la deuxième et définitive abolition en 1848.

L’indifférence à la voix des esclaves a précédé le silence – c’est une des différences avec l’esclavagisme aux États-Unis ou dans les colonies anglaises où on dispose de témoignages directs des esclaves. Nous sommes donc dans une situation de réminiscence a posteriori, avec toutes ses réécritures et ses refoulements. Pour certains observateurs, le retour à ces mémoires s’explique par différentes raisons : l’effondrement des grands discours d’émancipation collective ; le recours aux « identités » plutôt qu’à « une identité » (nationale, de classe …) ; la place qu’aurait prise la victime dans l’espace publique ; la faiblesse de l’État devant ces demandes identitaires.

Tout au plus, certains admettent un aspect positif à ces expressions émotionnelles, celui d’avoir signalé un manque. Mais la mémoire serait avant tout source de compensation à la misère sociale, à la frustration. Elle viendrait à la place d’autre chose, plus constructif et plus unificateur, une identité qui permettrait de sublimer le quotidien et l’affectif, qui projetterait l’individu dans l’avenir. Ce sont des arguments qui portent car qui pourraient nier la difficulté actuelle à trouver un objectif partagé par le plus grand nombre. Cependant, plutôt que de penser que ces arguments seraient les seulsvalables, essayons de comprendre pourquoi traite et esclavage colonial sont toujours des référents puissants et mobilisateurs dans les mondes outre-mer.

La mémoire s’est transmise, comme l’écrivait magnifiquement Césaire (1983), de « l’homme-famine, l’hommeinsulte, l’homme-torture / on pouvait à n’importe quel moment le saisir le rouer de coups, le tuer ». Mais aussi, cent-soixante ans après l’abolition de l’esclavage, le sentiment de ne pas toujours être entièrement accepté comme citoyen donne une force à ce passé. Dans les outre-mers, on se souvient : des décennies pour obtenir l’égalité des droits sociaux (demandée en 1946, elle n’est finalement obtenue qu’à la fin des années 1990) ; le long mépris pour les langues créoles et les pratiques vernaculaires ; le discours sur les « danseuses de la France », les « assistés », les territoires qui « coûtent » ; l’indifférence aux apports culturels, artistiques et dans le domaine de la pensée venant des sociétés post-esclavagistes ; les inégalités, le chômage et le faible développement … Comment ne pas penser que deux siècles d’esclavage et un siècle de colonisation ne sont pas en grande partie responsables du présent ?

C’est en encourageant la recherche sur l’anthropologie et la sociologie de ces sociétés, sur la ligne de couleur qui traverse l’identité nationale, sur la survivance d’inégalités dans le foncier, l’accès au capital, à l’entreprise, en cessant de traiter ces sociétés comme des sociétés de mendiants, que l’esclavage colonial prendra sa place comme organisant le passé sans occulter le présent et l’avenir.

Mais les mémoires de l’esclavage expriment avant tout ces exigences : inscrire une vérité historique ; admettre les différences ; reconnaître les résistances et les apports des esclaves ; pour le présent, offrir un discours alternatif à celui de la pureté ethnique et construire un vivre ensemble qui accepte les différences. La France reste enfermée dans l’étroitesse de ses frontières hexagonales, son histoire est appauvrie quand elle est ignorante de ce qui l’a transformée dès qu’elle s’est lancée dans le commerce négrier.

Une difficulté à comprendre l’esclavage

La mémoire de l’esclavage dit aussi en creux, l’histoire d’une exploitation au cœur de systèmes économiques qui transforment l’être humain en corps jetable et corvéable. Il continue de constituer la référence pour décrire une expérience de déni de dignité, de refus de reconnaissance. La force de ces choses immatérielles – dignité, reconnaissance … – qui n’entrent pas dans l’économie comptabletémoignent de l’importance du sentiment d’exister, fondamental pour l’individu. Ce sont des biens qui sont pour l’individu aussi importants que le droit au logement ou aux droits civiques. Or, l’esclavage est le refus de ces biens non comptables, la division radicale de la société entre ceux qui possèdent le droit à l’existence sociale et ceux à qui est refusé ce droit. La lutte de ces derniers se concentre alors sur la fin de cette division et leur revendication que la vie en société commence avec la fin de cette division. L’esclavage est l’organisation d’une vie en société qui rassemble les propriétaires d’esclaves et nécessite celle d’une non-société, où demeurent les esclaves.

Cependant, ce qui est extraordinaire dans les sociétés de plantation, c’est que malgré le déni de vie sociale, déni renforcé par règles et punitions des effractions à ces règles, les esclaves ont su créer des formes d’existence sociale. La plus remarquable fut celle créée par les « grands » marrons, dont on peut dire qu’ils étaient les seulslibres des sociétés esclavagistes car ils n’étaient ni sujets du Roi (les colons), ni « meubles » (les esclaves). Ils organisaient un territoire souverain et se donnaient des règles. En se donnant un nom qui n’était ni celui qui leur avait été donné à leur naissance ni celui donné par les maîtres, ils exerçaient un geste souverain.

À l’île de La Réunion, ils ont à jamais marqué le territoire et sa toponymie, bien que leur histoire ait longtemps été effacée. Cimendef, du malgache Tsy Mandefa, « celui qui est irréductible », Saramenane, Fanga, Diampare, Mafate, du malgache Mahafaty, « celui qui tue » … Vendus, souvent bannis de leur société, ayant perdu tout lien social, sachant qu’ils ne pourraient jamais revenir sur le lieu de leur naissance et retisser les liens familiaux et sociaux, ils s’arrachaient au destin qui leur était fait et se recréaient libres et souverains.

Dans les plantations, les esclaves ont pour leur part, su inventer des formes sociales et culturelles. Empruntant aux maîtres et aux esclaves qui n’étaient pas de leur culture, mots, gestes et manières d’être, puisant dans leurs souvenirs, ils ont métissé les genres. Les cultures créoles sont nées dans la matrice de la traite et de la plantation. Ces savoirs, ces pratiques, ces manières de vivre et de penser sont autant de contributions à la culture et au vivre ensemble.

La réduction de ces pratiques et modes de pensée à une revendication identitaire signale une approche communautariste du récit national comme si ces expériences ne concernaient que les descendants d’esclaves. Le conflit est entre certains historiens et tous ceux – historiens, anthropologues, philosophes, sociologues, associations, élus – qui sont convaincus que cette histoire fait partie de l’histoire nationale, qu’elle contient des leçons complexes et importantes sur l’économie, la prédation, le bio-politique, le politique, le droit, et la fabrication de l’indifférence ou de l’adhésion à une situation scandaleuse.

Une stratégie domine : on concède d’abord l’utilité de ces émergences (l’émotion d’un groupe peut conduire à réexaminer les conditions d’écriture de l’histoire) avant de disqualifier ce qu’elles produisent. Une fois l’émotion reconnue, place aux experts. Ceux-ci se chargent d’examiner les archives. Certes, il ne s’agit pas de laisser place au fantasme, mais l’écriture d’une histoire commune sur traite et esclavage requiert que ces historiens rejettent un cadre de pensée qui fait de cette expérience une simple anecdote et admet sans honte une méconnaissance des sociétés post-esclavagistes.

Ainsi, s’il faut parler des traites négrières, des traites intra-africaines et orientales, il faut pouvoir dégager les singularités de chacune. Ce n’est pas tant qu’il faille absoudre Africains et Arabes qui ont organisé des traites, mais il convient déjà de poser le caractère universel de l’asservissement, bien mis en lumière par Orlando Patterson, d’en dégager les formes, ce qui les rassemble et les singularise.

Il est certainement utile de comprendre pourquoi et comment traite négrière et esclavage colonial ont pu durer près de quatre siècles dans un continent qui, dans le même temps, proclamait la fin du droit divin, et l’universalité et l’imprescriptibilité de certains droits fondamentaux. Parler de cela ne signifie pas distribuer le blâme, exiger la repentance (pour quoi ? envers qui ?), mais de mieux comprendre comment justement aspiration au progrès pour tous et pratique de l’exclusion peuvent coexister. Comment a-t-on pu faire coexister l’affirmation de la liberté individuelle et celle du droit d’asservir ?

Le terme de « repentance » est venu brouiller encore plus le débat depuis quelques années. Pour l’essayiste Alain-Gérard Slama, elle relève du « rêve de transparence » inhérent aux communautarismes et de la « haine de soi », à laquelle s’abandonne la France : parce qu’elle a peur du conflit, la société cherche à se réunir dans « des repentances qui ne font que la diviser un peu plus » (Barbier, Mandonnet, 2005). Il n’y pas de demande de repentance mais demande d’inscription historique. La repentance ne change rien aux conditions de vie sociale, économique et culturelle, or ce sont ces conditions qui sont au centre du débat. La France se heurte à des réalités qu’elle avait voulu enfouir, oublier. Il est juste qu’elle s’y confronte (Césaire, 2005).

Le refus d’historiens ou d’intellectuels à cette confrontation est le signe d’un repli communautariste sur une France frileuse et peureuse (Prochasson, 2008 ; Rioux, 2006). Le discours sur le conflit des mémoires cache le désir d’occulter la place qu’occupa la notion de

« race » dans la constitution de l’identité française. Il est urgent de s’y confronter. Ce qui est demandé : pas de pieuse invocation de la mémoire, mais une écriture de l’histoire ouverte aux ré-interprétations, aux découvertes, aux relectures et une réflexion sur différence et vivre ensemble.

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