Le 20 mai 1968, les Camoquins débarquaient au Cap-Haïtien (Charles Dupuy)
12 min readLe 20 mai 1968, les Camoquins débarquaient au Cap-Haïtien. Cette invasion ne semble toutefois pas être une surprise pour le gouvernement duvaliériste. En effet, depuis près de deux mois, la principale unité des Garde-Côtes, le GC-19, attendait patiemment au port le débarquement des rebelles. Ces derniers arrivèrent enfin le 20 mai, à une heure de l’après-midi, à bord d’un DC-3 de location.
En prenant position à l’aéroport, ils eurent la surprise de voir surgir le colonel Prosper Maura, nouvellement promu commandant du département militaire en remplacement du colonel Henry Namphy. Ils le constituèrent prisonnier à l’étonnement ébloui des habitants du voisinage qui n’en croyaient pas leurs yeux devant une si belle prise. Après ce coup d’éclat inattendu, les Camoquins se mirent à distribuer des armes automatiques aux jeunes des environs dont les plus intrépides ne s’étaient d’ailleurs pas gênés pour venir en réclamer.
Le moment était à l’optimisme, la deuxième agglomération en importance au pays était pratiquement une ville ouverte, on attendait seulement des renforts pour l’investir et marcher triomphalement sur la capitale. En fait, les renforts espérés ne devaient jamais arriver et, avant même de commencer, l’opération prenait l’allure d’un lamentable échec.
Le débarquement était une initiative de la Coalition haïtienne, un influent mouvement d’opposition basé aux États-Unis. La Coalition regroupait des politiciens aussi prestigieux que Luc Fouché et l’ancien président Paul Magloire. À ces derniers, le Département d’État aurait promis toute l’aide nécessaire à la seule condition que leurs troupes parviennent à s’accrocher pendant 24 heures en territoire haïtien. Mais une longue série de malchances allait provoquer la déroute des rebelles et leur pitoyable débandade. Par exemple, selon Raymond Cassagnol qui prit une part active à cette offensive, «il y avait des hommes à l’entraînement dans une des îles désertes […] des Bahamas. Il n’y avait pas d’eau potable et les ravitaillements se faisaient par “parachutage“. À l’occasion d’une de ces opérations, les “récipients“ furent parachutés et un avion commercial qui passait, croyant qu’un pilote en détresse s’était lancé en parachute, alerta les autorités des Bahamas qui se rendirent vers l’île signalée. Ils découvrirent un groupe d’Haïtiens à l’entraînement.
Ils furent immédiatement arrêtés. Voilà donc un groupe de perdu». (Raymond Cassagnol, Mémoires d’un révolutionnaire, p.246) Ce ne sera pas la dernière déconvenue. Le bateau arrivant de Floride avec la cargaison d’armes des rebelles allait affronter une mer démontée au large des Bahamas. L’imprudence du capitaine entraîna le naufrage du bâtiment et la perte du matériel de guerre qu’il transportait. Rescapés du désastre par les Garde-Côtes américains, l’équipage et les hommes de troupe furent appréhendés et retournés en Floride.
En dépit de ces revers, au petit matin du 20 mai, le B-25 des rebelles décollait d’une petite île des Bahamas avec dix bombes de 200 livres munies de détonateurs bricolés à partir de cartouches de fusil de chasse. Vers les huit heures, l’avion lâchait quatre bombes aux abords du Palais national. Naturellement aucune d’entre elles n’explosa, pas plus d’ailleurs que celle qu’il largua aux abords de l’aéroport de Chancerelles. Quelques heures plus tard, le capitaine d’un DC-3 de location, après avoir vainement attendu le gros de la troupe qu’il devait prendre à son bord, décollait en direction d’Haïti. En début d’après-midi, un petit avion Cessna suivi du DC-3 et du B-25 atterrissaient à l’aéroport du Cap-Haïtien. «Immédiatement, nous dit Cassagnol, les hommes se dirigèrent vers la route du Cap et quelques minutes après, on pouvait entendre le crépitement des mitrailleuses. À ce moment, je pus convaincre Jay (Jay Humphrey, le pilote) qu’il fallait décoller et lancer une ou deux bombes sur les casernes du Cap. Une bombe fut lâchée et, comme pour les autres jetées sur Port-au-Prince, elle eut le même sort. Si ces bombes avaient explosé, la situation aurait été bien différente et cela aurait pu produire une réaction.» (idem, p.251) Il est permis d’en douter. En fait, après avoir survolé la ville pendant quelques minutes, le B-25 largua une bombe à la rue 22, laquelle se retrouva en fin de course en plein milieu de la chambre à coucher d’une résidence privée dont elle avait proprement défoncé la toiture.
On peut considérer que c’est un parfait miracle si cet engin n’a ni explosé ni fait davantage de dégâts.
Ce qu’espéraient les organisateurs de l’expédition, c’est que le peuple, en apprenant la nouvelle du débarquement, se soulèverait contre Duvalier, gagnerait les rues et renverserait la dictature. Mais les rebelles ne pouvaient faire aucune démonstration de force et tentaient désespérément d’échapper au piège qui se refermait sur eux. En fin d’après-midi d’ailleurs, jugeant la partie perdue, les chefs de l’opération décidaient d’abandonner leurs hommes. «Après environ trois heures, nous apprend Cassagnol, je vis arriver [Bernard] Sansaricq et [Raymond] Montreuil. Ils me demandèrent de monter à bord du Cessna avec eux. Je pensais qu’ils allaient faire un vol de reconnaissance. […] Quand je me rendis compte qu’ils mettaient le cap vers le nord, je compris qu’ils avaient abandonné la lutte.
À ce moment, furieux, je leur fis comprendre que j’aurais détruit le B-25, au lieu de le laisser à Duvalier. C’était la fin tragique d’une aventure au cours de laquelle j’aurais pu laisser ma peau et où ceux laissés au Cap allaient avoir des comptes à rendre à Duvalier et à ses sbires.» (Idem, p.251)
Le lendemain matin, les Capois, paniqués, courent s’approvisionner dans les derniers magasins encore ouverts et se préparent au pire. À neuf heures, les canonniers des Garde-Côtes ouvrent le feu sur l’aéroport mais avec un tir si désespérément erratique et imprécis que leurs obus, au lieu d’atteindre leur cible, explosent un peu au hasard dans les champs circonvoisins. Pilonnés par les Garde-Côtes, cernés par les soldats du bataillon tactique, sans espoir de renforts, les Camoquins n’ont plus d’autre choix que la fuite vers la frontière dominicaine. Douze seront capturés pendant leur retraite, quatre d’entre eux aboutiront à Monte-Cristi où, selon la radio locale, un avion militaire américain serait venu les récupérer. Alors que certains rebelles parviendront à se fondre dans la population, sept seront tués, dont Pierre Lecorps, Nolasse Dadaille et un dénommé Benjamin dont les têtes furent tranchées par les miliciens qui, selon la coutume, s’empressèrent d’aller les offrir à Duvalier au Palais national.
En pénétrant dans l’aéroport déserté, les soldats du bataillon tactique découvriront le cadavre abominablement mutilé du colonel Maura, celui du citoyen Jean Théard, ainsi que le B-25 abandonné par les rebelles.
Le 24 mai, vers 4 heures, le B-25 est conduit triomphalement à Port-au-Prince où son équipage composé du capitaine Georges Verrier, des sous-lieutenants Guillaume Monplaisir et Frédéric Coles est accueilli par Duvalier suivi de son fils Jean-Claude, de M. et Mme Luc-Albert Foucard, du général Gérard Constant, des colonels J. Laroche, F. Arty, G. Danache, L. Prosper, R. Saint-Albin, P. Hyppolite, H. Namphy, C. Théodore, C. Raymond, C. Breton et G. Jacques, des ministres Clovis Désinor, Lebert Jean-Pierre et Max Adolphe, du préfet Winsor Day, de l’ambassadeur René Hyppolite et de Gérard de Catalogne. La photo de l’appareil est publiée de face et de profil dans Le Nouveau Monde, l’organe officiel du gouvernement qui, à la une, fait figurer Duvalier en uniforme de soldat. Chef suprême et effectif des forces armées d’Haïti, Duvalier interroge lui-même les prisonniers dans son bureau. Selon Le Nouveau Monde: «Deux nouveaux prisonniers ont été faits par les forces gouvernementales et, comme les premiers, ils ont été soumis à un interrogatoire serré qui s’est déroulé dans le cabinet de travail du président Duvalier au Palais national.
Les prisonniers s’appellent Maurice Magloire et Philippe Briette, tous deux du Cap-Haïtien. […] En débarquant, […] les rebelles s’attendaient à être reçus par plus de deux cents hommes avec lesquels ils avaient été en rapport auparavant et à qui ils apportaient des munitions, des uniformes et des armes. […] Le président nous a déclaré que sa police internationale l’avait tenu au courant au jour le jour des préparatifs de ses adversaires et c’est la raison pour laquelle il avait donné deux jours de congé aux écoliers. On peut aussi se demander, poursuit le journal, ce que Raymond Magloire, le fils de Paul Magloire, faisait ces jours-ci à la Jamaïque, ce que M. Thomas Désulmé faisait à Port-Rico, sans oublier, comme l’a déclaré le chef de l’État, les activités plus ou moins clandestines des Otto [sic] Roy, des Jacques Léger, de la famille Magloire, etc.» (Le Nouveau Monde du 25 mai 1968)
Sans être en reste, les députés remettaient les pleins pouvoirs à Duvalier tandis que le préfet du Cap-Haïtien et de la Grande-Rivière-du-Nord, Me Émile Auguste, faisait chanter le Te Deum. Duvalier délègue l’ambassadeur Bonhomme devant le Conseil de sécurité des Nations unies pour dénoncer l’attaque perfide dont avait été l’objet son gouvernement de la part de ses ennemis qui bénéficiaient de toute évidence de l’appui de certaines grandes puissances étrangères. Les prisonniers sont jugés aux casernes Dessalines par un tribunal militaire présidé par le colonel Jacques Laroche assisté de ses collègues Georges Danache, Quesner Blain, Octave Cayard et Claude Raymond. Le siège de la défense est occupé par Me Vergniaud Lafontant, un spécialiste du droit criminel qui fait face au colonel Franck Romain dans le rôle d’accusateur militaire.
Le procès des conjurés du 20 mai suscite la curiosité insatiable du public et est suivi par tous les grands quotidiens de la capitale. Duvalier se réjouit de la piteuse déconfiture de ses adversaires, il triomphe et jubile tandis que l’adulation officielle envers sa personne atteint des sommets jusque-là inégalés.
Le 11 juin 1968, le contingent de soldats envoyés combattre les rebelles offrait une grande parade d’honneur au président dans la cour des casernes Dessalines. Duvalier qui, pour l’occasion, a revêtu son uniforme de simple soldat, en profite pour haranguer ses hommes. «Dans la Rome antique, leur dit-il, on accueillait les troupes victorieuses avec des fleurs. Moi, je vous accueille […] avec le fusil. […] Alliés aux Volontaires de la Sécurité nationale et à mes braves paysans, vous avez infligé la plus cuisante défaite aux apatrides et aux valets de Paul Magloire, Luc Fouché, Raymond Alcide Joseph, Robert Basile, Louis Roy, Marcel Fombrun, Jacques Nicolas Léger, tous ces bourgeois noirs et mulâtres qui rêvent de reprendre le pouvoir pour recommencer leur vie de sybarites au détriment du peuple. En 1956, j’ai chassé Paul E. Magloire et sa clique du pouvoir. […] Il y a à peine quelque temps les casernes étaient aux mains d’une certaine classe de gens, les Pasquet, Dominique et autres de la clique de Paul Magloire, l’homme qui a volé les caisses de l’État de plus de 19 millions de dollars (*). Maintenant les casernes Dessalines sont à moi, et à vous autres de la République sociale de Duvalier.» (Le Nouveau Monde du 12 juin 1968).
Pendant ce temps, certains accusés soutenaient devant le tribunal que les docteurs Charles Leconte et Jacques Doucet, de même que certains militaires haïtiens en fonction, étaient affiliés à la Coalition haïtienne et lui fournissaient de très précieux renseignements. Là-dessus d’ailleurs l’accusé Lebrun Leblanc sera formel, pendant toute l’opération, les conspirateurs ont disposé d’informations techniques provenant de l’état-major des Garde-Côtes. Quand un autre accusé, Raymond Toussaint, affirma dans sa déposition que l’industriel Oswald J. Brandt avait promis de verser aux organisateurs du débarquement la somme de 150,000 dollars, il n’en fallut pas davantage pour que celui-ci soit mis en accusation et convoqué à la barre des témoins. Immigrant arrivé de la Jamaïque le 11 avril 1911, lors du retour d’exil du président Antoine Simon, Brandt se retrouvait quelques années plus tard détenteur de la plus grande fortune du pays. Personnalité extrêmement influente dans le milieu des affaires et pourvoyeur financier des aspirants à la présidence depuis près de trente ans, Brandt est avidement interrogé sur ses relations avec Paul Magloire, Luc Fouché, Joseph Lemieux Déjean, le Dr Louis Roy, Charles Plaisimond, Raymond Cassagnol, Gaston Jumelle, Adelphin Telson, etc. Il soutient «qu’il a toujours conservé d’excellentes relations avec l’ex-président Paul E. Magloire ainsi que le Dr Louis Roy qui fut son médecin au Canada […] mais que ses relations avec Luc Fouché ne furent qu’occasionnelles ainsi qu’avec Cassagnol qu’il n’a vu qu’une fois de sa vie parce que son frère achetait du café pour lui à Forêt des Pins. […] Mais l’accusation et la cour trouvent étrange que Paul Magloire, ami de Brandt (**) comme ce dernier ne cesse de le dire, jusqu’à dîner, déjeuner avec lui à chaque fois qu’il passe en transit ou réside à New-York plus de 24 heures, n’ait pas daigné même une fois parler de ses projets à Brandt même pour avoir son appui financier.» (Le Matin du 21 juin 1968)
Accusé lui aussi d’avoir financé les activités subversives de la Coalition haïtienne, Clifford Brandt, le fils d’Oswald Brandt, est convoqué devant la cour militaire. Clifford Brandt qui se présente comme un comptable de nationalité jamaïcaine, déclare ne pas entretenir de rapports politiques avec Paul Magloire et considère comme inexactes et sans fondement toutes les accusations portées contre lui. La cour rend alors une ordonnance de mise en accusation et renvoie les Brandt devant leur juge naturel. C’est dans cette ambiance politique troublée que le tribunal fera défiler des témoins aussi inattendus que les frères Jean-Claude Léger et Georges Léger fils, Donald P. Lungwitz, Charles Plaisimond et quantité d’autres citoyens de moindre renommée. Contrairement à ce que l’on pouvait attendre toutefois, l’affaire n’alla pas beaucoup plus loin. Les Brandt de même que les Léger furent libérés quelque temps après et l’on préféra bientôt parler d’autres choses. Sur ces entrefaites, Duvalier achetait pour la coquette somme de 280,000 dollars aux propriétaires de Radio New-York Worldwide, le temps d’antenne qu’ils mettaient jusque-là à la disposition de la Coalition haïtienne. C’est ainsi qu’un matin de juin 1968, les animateurs de Radio Vonvon firent leurs adieux à la population avant l’interruption définitive de leurs émissions. Quant aux rebelles capturés, Jean Éland, Raymond Toussaint, Gérard Pierre, Lebrun Leblanc, Maurice Ambroise Magloire, Resley Jean-Denis, Wesley Lamant, Joe Éland, Carnot Henri, Philippe Briette, Ernst Jean, Raymond Francis, ils furent condamnés par le tribunal militaire, jetés à fond de geôle et jamais plus personne n’entendit parler de ces infortunés.
Le débarquement du 20 mai 1968 était le huitième échec de la série des attaques armées contre le gouvernement de Duvalier. Par son cuisant insuccès, il n’aura servi qu’à consolider le pouvoir de la dictature qui, dès lors, gagnera en force et en arrogance tout en prenant des allures d’invincibilité face à ses ennemis./
(*) Notons qu’au même moment, Duvalier se livrait au pillage des caisses de l’État et déposait son butin dans les banques suisses. Après la chute de son fils et successeur, Jean-Claude, les autorités suisses qui jusque-là regardaient le secret bancaire comme sacré, adoptèrent une loi intitulée Lex Duvalier les autorisant à geler les comptes de banque du dictateur haïtien ainsi que ceux de tout despote déchu et suspecté d’acquisition illégale de biens publics. C’était une première mondiale dans la lutte à la corruption politique.
(**) Peu après son arrivée au pouvoir, Duvalier alla visiter les installations industrielles d’Oswald J. Brandt à Delmas. Quand il remarqua une photo dédicacée de Paul Magloire accrochée au mur de son bureau, Duvalier lui demanda: «Vous avez encore la photo de cet homme chez vous?» «Oui, lui répondit Brandt, il s’agit d’un vieil ami…» Cette anecdote est parfaitement authentique.
Charles Dupuy, coindelhistoire@gmail.com (514) 862-7185