16 mai 2024

Pour une transition refondatrice

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Le contexte actuel marqué par la gouvernance catastrophique de Jovenel Moïse, a poussé des millions d’haïtiens et haïtiennes (enfants, jeunes et les plus âgés) tant en Haïti qu’au niveau de la diaspora sur le chemin de la mobilisation collective pour l’éviction du Président du pouvoir et au-delà, pour le changement du système. Il faut dire que, dans l’histoire contemporaine du pays, c’est pour la première fois qu’autant de secteurs clés (religieux, politiques, artisans, artistes, les jeunes, les femmes, agents économiques, leaders communautaires, élus, personnalités, milieux d’affaires, etc.) de la vie nationale ont pu s’exprimer ainsi et avec tant de conviction pour le départ d’un Président en fonction. Dans une alliance informelle très large mais très active, ils ont fini par constituer ce qu’il convient d’appeler l’opposition plurielle haïtienne des temps modernes.

C’est dans ce contexte de crise générale de l’Etat et de la société, qu’il faut inscrire la démarche des signataires (Groupements et regroupements de partis politiques, mouvements sociaux, syndicats, réseaux associatifs, groupes socio-professionnels et organisations populaires) de l’Alternative Consensuelle pour la Refondation d’Haïti.

En effet, dans leurs revendications, les acteurs de cette opposition plurielle n’ont pas hésité à mettre l’emphase sur la nécessité d’aller vers une transition refondatrice ou transition de rupture au départ du Président Jovenel Moïse. Il faut entendre par là le besoin exprimé par la grande majorité de la population, longtemps victime des politiques discriminatoires de l’Etat, de remonter à la base de la fondation de la société haïtienne pour pouvoir attaquer les grands maux sociaux et les différents problèmes sociétaux qui nous assaillent comme par exemples, la corruption, l’exclusion et les inégalités sociales.

Soulignons avec Daniel van Eeuwen que « la question des transitions et des consolidations démocratiques débouche sur celles de la mutation des modèles politiques ou économiques et du rythme des changements structurels ou culturels. Il nous semble donc nécessaire de nous attacher à deux éléments clés : la redéfinition du rôle de l’Etat et l’instauration effective de la citoyenneté».2

Le contexte national actuel permet d’être optimiste sur la possibilité d’un atterrissage des pistes de sortie de crise proposées par les signataires de l’Alternative Consensuelle à travers la radicalité de la lutte sur le dossier Petro caribe et la dénonciation des inégalités sociales criantes. En revanche, on ne se doute pas suffisamment que le pays a déjà raté plusieurs opportunités pour un relèvement national : triomphe du mouvement pluri-classiste lors des élections du 16 décembre 1990 puis, la solidarité internationale dont bénéficiât le pays après le séisme du 12 janvier 2010. Chaque fois, les luttes intestines pour le pouvoir et le manque de vision des élites dominantes prennent la place des vrais enjeux sociétaux, pendant que la dite communauté internationale décide du destin du pays à travers le faire-semblant électoral, ce prêt-à-porter comme panacée à tous les problèmes structurels auxquels nous faisons face depuis si longtemps.

Dès lors, il faut bien comprendre que la crise actuelle provient essentiellement non point du refus de la situation d’exclusion sociale, ce refus, parfaitement compréhensible, existait déjà; mais de l’identification de plusieurs responsables de cette situation: l’appareil d’État approprié par quelques « nantis » et pratiquant de manière quasi-exclusive la corruption à grande échelle (à ce niveau Jovenel Moïse se trouve dans une situation paradigmatique), un milieu des affaires dominé par les mafieux, un secteur international tout aussi arrogant, totalement insensible aux multiples cris de désespoir du peuple haïtien. Ce qui peut apparenter aussi à un refus systématique de sa part de chercher à comprendre la quête d’autonomie et de liberté de ce vaillant peuple.

À côté des lourdes problématiques de l’exclusion et des inégalités sociales, celle de la fragilité du pays face aux aléas naturels constitue un véritable défi: tremblements de terre, risques récurrents d’inondation, déboisement des montagnes et les menaces qui en découlent, la situation actuelle de nos villes en majorité côtières face à la montée du niveau de la mer.

Par ailleurs, nos jeunes n’ont plus rien à faire dans la plupart des sections communales; on comprend d’ailleurs pourquoi, à défaut d’aller au Chili ou au Brésil, ils se livrent à toutes sortes de pratiques inhabituelles, fumer de la marijuana, monter des mini-gangs dans les sections communales qui servent souvent de base d’appui aux vrais gangs. On n’a pas idée du niveau actuel d’armement dans les sections communales. D’où toute l’importance de la question: comment mettre au travail les jeunes des sections communales ou, dit autrement, comment arrêter l’hémorragie actuelle qui frappe ces dernières et rend difficile l’actuelle gestion des villes?

Aujourd’hui, on reconnait tous les signes d’une volonté de rupture avec le système qui produit continuellement la corruption dans tous les appareils de l’Etat et à travers tout le corps social qui soutient l’appauvrissement permanent de la majorité de la population au point d’éliminer peu à peu jusqu’à l’existence d’une classe moyenne. Il redevient alors possible de penser une transition qui soit refondatrice de la société et de l’Etat.

Les conditions d’une transition refondatrice de la nation :

– Cette transition tout d’abord doit durer 3 ans, le temps de travailler à l’assainissement et au recadrage des institutions principales du pays : les ministères et les directions générales comme l’ONA, le FAES, l’OFATMA, la DGI, l’OAVCT, le Conseil Électoral Provisoire, la Police Nationale d’Haïti, de même les institutions de contrôle de l’Etat comme l’ULCC, l’UCREF, la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSC/CA), etc. Concrètement un observatoire devrait être créé avec la charge de pouvoir intervenir dans le contrôle de leur fonctionnement. Sur ce point spécifique, les signataires de l’Alternative Consensuelle ont proposé la mise sur pied de l’Autorité Nationale de Transition (ANT).

– Assurer la sécurité et donc le contrôle de la circulation de tous les citoyens et citoyennes à travers tout le pays afin de résoudre pour le durable le problème des zones de non-droit et des gangs qui sont armés et soutenus par le pouvoir de Jovenel et de nombreux parlementaires. Car, il faut bien le souligner : si des élections se réalisent dans ce contexte, elles le seront par l’argent sale et les armes.

– Face à la crise profonde qui traverse le pays à tous les niveaux social, politique, économique, culturel et symbolique, le problème de temporalité pour la définition des actions à entreprendre s’avère crucial. En effet, le temps de la transition devra être un temps où l’on répond à la demande exprimée par la population à travers toutes les couches sociales : d’abord la réalisation de la Conférence Nationale Souveraine (CNS)1 et le procès du scandale Petrocaribe ensuite, le temps de rechercher des moyens à la hauteur de la crise.

Il se pourrait bien que dans le cadre de la Conférence Nationale, nous ne soyons pas capables d’aborder toutes les problématiques centrales, d’autant plus qu’à chaque fois il faudra, en amont, des éclairages experts et, en aval, des consensus formalisés sous la forme, sans doute, de votes de résolutions.

Néanmoins, la Conférence Nationale Souveraine devrait pouvoir se prononcer sur 4 points au moins:

1) La réforme de l’État: l’indépendance et l’équilibre des pouvoirs, le système et le régime politiques, l’administration publique (et les conditions de sa moralisation), les organismes déconcentrés, la prise en charge courageuse par l’État de l’extrême vulnérabilité du pays, la décentralisation (son fonctionnement, les niveaux des collectivités territoriales, les compétences à transférer ou à partager, les ressources à mobiliser)…

2) Le modèle de développement économique en tenant compte d’un aspect souvent occulté: la nécessité de donner immédiatement du travail aux jeunes des sections communales en ouvrant de grands chantiers d’aménagement de bassins versants. D’où découle aussi la nécessité de poser au cours de la période de transition les bases de la nouvelle économie haïtienne en mettant en mouvement le processus de ré-industrialisation du pays. Il faudrait alors prévoir un véritable Plan Marshall pour Haïti. Autrement dit, Haïti doit donner les signes d’un recouvrement de sa souveraineté et donc revoir les contrats chanpwèl de Jovenel Moïse et, en même temps, en attaquant la pratique des contrebandes où l’Etat perd plus de 500 millions de dollars par an, selon plusieurs estimations. Dans tous les cas, appeler à un plan quinquennal de développement économique.

3) La nouvelle Constitution : Il est important que les grands choix de la Constitution fassent l’objet d’un accord au niveau de la Conférence Nationale Souveraine. Il reviendra à l’Assemblée Constituante de mettre en forme et en cohérence ces grands choix fixés démocratiquement. Autrement, on peut se trouver en face d’une Constitution parfaite mais inapplicable, comme celle de 1987.

4) Le contenu de la transition : Il revient à la Conférence Nationale Souveraine de définir le mandat exact de la transition ainsi que sa durée. La Conférence Nationale devrait pouvoir stabiliser ou modifier le personnel dirigeant de l’État. C’est aussi à la transition qu’incombera le mandat de créer immédiatement après le vote de la Constitution toutes les institutions prévues par cette dernière.

Il conviendra néanmoins de poser les actes suivants :

– Prendre immédiatement la décision de la décentralisation et redonner aux régions et communes les moyens dont elles ont été privées jusqu’ici ;

– Redonner à la diaspora non seulement sa place dans l’économie du pays, mais aussi dans la vie politique, culturelle et sociale en plaidant pour que la nouvelle Constitution reconnaisse la double nationalité, comme beaucoup de pays y compris la république dominicaine, l’ont fait.

-La transition doit déjà donner les signes d’une volonté de prise en compte des demandes sociales, en créant des lieux de mixité sociale, par exemple dans la circulation, les cantines scolaires, les restaurants populaires et universitaires, les centres de santé dont l’hôpital général à équiper et à moderniser sa gestion.

– Remettre l’éducation en première place en insistant tant sur l’accès à l’école et la qualité de l’éducation que sur la gouvernance et le rendement de notre système scolaire. L’Etat doit nécessairement augmenter le nombre d’écoles publiques et doter l’Université des moyens adéquats pour la formation et la recherche scientifique pour le relèvement national.

Des orientations pour une politique d’aménagement du territoire du pays

La transition doit aussi adresser le problème crucial de la déconstruction actuelle de nos villes. Haïti est devenue un pays avec une population à majorité urbaine (52% en 2007 selon UNDP et 64% en 2019 selon la BM 80% en 2050). Cependant la pauvreté et l’inégalité continuent d’augmenter dans nos grandes villes. Loin d’être des lieux de la construction de la citoyenneté et de l’urbanité, elles sont devenues des espaces où se développe une culture de la mort. Nos grandes villes ne sont plus vivables. Elles sont handicapées par les effets pervers du facteur démographique.

Des problèmes d’assainissement se posent sur tout le territoire national. La population n’a pas accès aux services sociaux ni aux infrastructures de base. L’espace habitable est disloqué par le simple fait que le territoire n’est pas planifié et n’est pas gouverné. De plus, nous constatons l’émergence d’une nouvelle réalité sociologique marquée par le phénomène de la rurbanisation qui est la transposition en milieu urbain de pratiques rurales. Les villes haïtiennes et le milieu rural sont devenus monstrueux.

La mise en place d’une forme de gouvernance urbaine demande un jeu multi-acteurs pour que les équipements et infrastructures se mettent en œuvre. Ce système de bonne gouvernance engendrera de nouvelles formes de prise de décisions à court, moyen et long termes sur les territoires urbains qui permettront d’estomper les frontières entre le public et le privé, le formel et l’informel, entre l’Etat et la société civile.

Et pour que cette planification urbaine puisse être effective, il faudra développer une articulation entre système public, monde privé et réseau communautaire. Car, ce sont eux qui vont prendre des décisions sur l’avenir et le devenir des villes. Il y a une impérative nécessité de réaliser cette planification urbaine compte tenu du caractère irrationnel de nos agir dans l’espace urbain.

A titre d’exemple, nous pouvons souligner la situation de la population dans le département de l’ouest. En effet, la zone métropolitaine de Port-au-Prince s’étale sur le département de l’ouest et concentre 40% de la population, 65% des activités économiques et 85% des recettes fiscales. Mais 80% de sa population vit dans des taudis.

Ainsi, un plan national d’actions devrait inclure une distribution équilibrée de la population sur le territoire afin de mitiger la macrocéphalie de la capitale et permettre aux autres villes de devenir des locomotives de croissance et de bien-être. Les défis à relever sont donc grands et multiples et ne peuvent être seulement l’affaire d’un gouvernement central. Ce qui nous demande d’œuvrer à :

– La gestion de la croissance de la population urbaine ;

– La protection des ressources (eaux, littoral, patrimoine…) ;

– Le développement des services sociaux de base sur le territoire ;

– La programmation des infrastructures de base sur les court, moyen et long termes ;

– Un zonage du territoire dans une perspective de développement accéléré durable ;

– L’augmentation de la mobilité à travers différents types de transport intra et inter urbains ;

– L’augmentation de la résilience des villes face aux catastrophes naturelles ;

– La relocalisation des populations futures vers des zones protégées des changements climatiques ;

– Le respect du droit de cité et des droits humains ;

– La gestion planifiée du foncier (seulement 5% du territoire est officiellement recensé) ;

– La gestion de la fiscalité urbaine;

– Le déclenchement d’un processus participatif de redécoupage administratif du territoire.

Des actions à court termes

– La formation d’une commission de refondation territoriale ;

– La synergie (planification et actions) entre les organismes de l’État s’occupant de l’aménagement du territoire : le CIAT, le SPU du MTPTC, la DATPE du MPCE ;

– L’élaboration des grandes orientations de développement urbain qui seront soumises à la Conférence Nationale Souveraine (CNS) ;

– Nomination des gestionnaires compétents et dynamiques dans les collectivités territoriales Il faudra aider ces collectivités en les staffant et en les équipant ;

– L’Assainissement sur la base des formules de participation communautaire/secteur public/secteur privé ;

– Réunion avec les bailleurs qui financent le développement urbain (BID, UE, USAID, AFD,…) pour programmation des années de la transition.

Notes :

1. Document cadre de l’Alternative Consensuelle pour la Refondation d’Haïti, version du 27 Août 2019, Port-au-Prince, Haïti ;

2. Daniel van Eeuwen, Transitions et consolidations démocratiques en Amérique latine et dans les Caraïbes in Les transitions démocratiques sous la direction de Laennec Hurbon, Actes du Colloque international de Port-au-Prince, Haïti, Editions Syros, Port-au-Prince, 1996 p.18.

Avec mes remerciements aux Professeurs Laënnec Hurbon, Anthropologue, Paul Antoine Bien-Aimé, Sociologue et Leslie Voltaire, Architecte pour la qualité de leurs réflexions lors de nos échanges sur la transition.

Port-au-Prince, le 24 octobre 2019

Augustin ANTOINE, Sociologue Membre signataire de l’Alternative Consensuelle pour la Refondation d’Haïti Tél : 509- 38305486 Email : augustinantoine1@yahoo.fr/ceis1996@yahoo.fr Auteur

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