27 juillet 2024

Yanick Lahens : « En Haïti, on a un néocolonialisme depuis l’indépendance »

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Yanick Lahens lors de l'obtention du prix Femina en novembre 2014, à Paris.

« Le 12 janvier 2010 à 16 heures 53 minutes, dans un crépuscule qui cherchait déjà ses couleurs de fin et de commencement, Port-au-Prince a été chevauchée moins de quarante secondes par un de ces dieux dont on dit qu’ils se repaissent de chair et de sang. Chevauchée sauvagement avant de s’écrouler cheveux hirsutes, yeux révulsés, jambes disloquées, sexe béant, exhibant ses entrailles de ferraille et de poussière, ses viscères et son sang. Livrée, déshabillée, nue, Port-au-Prince n’était pourtant point obscène. Ce qui le fut, c’est sa mise à nu forcée. Ce qui fut obscène et le demeure, c’est le scandale de sa pauvreté. »

Cet extrait des pages préliminaires de Failles donne le ton à un récit court mais époustouflant, où se mêlent réalité, fiction et histoire. 

Passée la stupeur des premiers jours, Yanick Lahens, présente à Port-au-Prince lors du tremblement de terre du 12 janvier 2010, décide instinctivement d’écrire, mots pour maux, sur le drame qui vient d’accabler son pays. 

L’écriture est mue à la fois par le besoin naturel de dire l’horreur et la nécessité de l’exorciser. Si elle ne l’avait pas écrit,  le malheur aurait été doublement victorieux, confie-t-elle en entrevue à Radio-Canada.ca. 

Plus que tout, l’écrivaine, prenant prétexte de cette catastrophe naturelle, a voulu porter la plume dans la plaie haïtienne, loin de toute forme de fatalisme, de misérabilisme et d’exotisation. Le séisme devient alors un motif pour revisiter l’histoire d’un pays meurtri. 

La misère est encore plus frappante quand on fouille dans ses entrailles, expose-t-elle dans son roman, paru en octobre 2010. 

Son constat décliné au fil des pages soutient l’idée selon laquelle la misère révélée par cette catastrophe naturelle n’est pas une fatalité, mais la conséquence de l’histoire d’Haïti et des errements de ses élites. 

Des Haïtiennes lavent leur linge dans un ruisseau, alors que des ordures brûlent dans une décharge à L'Estère, le 18 janvier 2008

Des Haïtiennes lavent leur linge dans un ruisseau, alors que des ordures brûlent dans une décharge à L’Estère, le 18 janvier 2008 

Photo : Reuters / Eduardo Munoz

Radio-Canada souligne le 10e anniversaire du séisme en Haïti :

Cet article est le troisième d’une série de plusieurs textes qui seront publiés tout au long de la semaine.

Une indépendance chèrement payée

De là le choix de parler dans son roman de failles au pluriel, car au-delà de la faille géologique sur laquelle se trouve Haïti, il y a d’autres fractures historiques, politiques, économiques et sociales qui, de l’avis de la romancière, sont à l’origine des soubresauts que connaît cycliquement ce pays. 

L’indépendance d’Haïti [en 1804], ça a été la première attaque contre un système qui va dominer le monde, qui est la colonisation, l’esclavage, le racisme et un système de production que l’on connaît jusqu’à présent. Haïti porte le premier coup à cette modernité et dit : « nous, nous voulons un autre système », rappelle la lauréate du prix Femina en 2014. 

En s’affranchissant de la tutelle coloniale, Haïti gêne la politique et l’économie des grandes puissances, à commencer par la France et les États-Unis. Donc, elle proclame son indépendance, elle reste quand même presque une vingtaine d’années sous embargo. Pour sortir de cet embargo qui l’étrangle, les dirigeants de l’époque ont quand même dû payer une dette à la France jusqu’à la fin du 19e siècle. 

Il est évident qu’on ne peut pas pardonner à Haïti de mettre fin à l’esclavage. Imaginez que le sucre à l’époque c’était le pétrole aujourd’hui. Haïti produisait autant que le Brésil, Cuba et la Jamaïque réunis.

Nous assistons là, fait remarquer Yanick Lahens, aux premières relations Nord-Sud avec ce qu’elles ont généré d’inégalités et de disparités dans les rapports de force. C’est une faille énorme.

Pas question, cela dit, de verser dans la victimisation outrancière, car la responsabilité interne n’est pas à négliger, d’après elle. L’élite [haïtienne] qui va prendre le pouvoir va continuer quand même à reproduire le seul modèle […] qui reproduisait le colonialisme. En Haïti, on a un néocolonialisme depuis l’indépendance. 

L’État haïtien n’a jamais imaginé ou conçu quelque chose où la vie [des populations] était concevable ou même désirable. 

La faille géologique, en révélant la pauvreté, va révéler que la pauvreté a une genèse, elle n’arrive pas comme ça.

Du riz, principalement américain, vendu dans un marché de Port-au-Prince, en Haïti

Du riz, principalement américain, vendu dans un marché de Port-au-Prince, en Haïti

Photo : Getty Images / Hector Retamal

La paysannerie laminée

Sur le plan économique, ce sont notamment les paysans haïtiens, note Mme Lahens, qui ont été frappés de plein fouet par le modèle de gestion suivi par les gouvernements successifs et souvent dicté par des puissances étrangères.

À un moment donné [au milieu des années 1980], on a exigé la libéralisation des prix [du riz], c’était surtout pour viser l’importation du riz américain sur le marché national. Évidemment, la production rizicole haïtienne n’a pas pu concurrencer sur le plan du prix et, du coup, l’importation du riz a tué pratiquement la production rizicole haïtienne, observe-t-elle. 

Pire encore, cette libéralisation a changé l’assiette de l’Haïtien paysan ou du milieu populaire, puisque plus le prix devenait bon marché, accessible, moins il mangeait les produits comme les tubercules (la banane, le manioc, etc.) qui représentaient l’assiette de l’Haïtien, qui était beaucoup plus équilibrée sur le plan de la santé, de la diète . 

Le même sort a été réservé au cheptel porcin haïtien, afin qu’il disparaisse pour pouvoir permettre au cheptel porcin américain d’envahir le territoire haïtien. Ça a été un coup dur pour la paysannerie. 

Cette libéralisation est une manière aussi de casser quelque part les reins de cette paysannerie, et qui l’a appauvrie et qui a amené aussi plus d’exode rural vers les villes.

Un garçon haïtien plante du riz dans une rizière de la vallée de l'Artibonite, dans le centre d'Haïti

Un garçon haïtien plante du riz dans une rizière de la vallée de l’Artibonite, dans le centre d’Haïti

Photo : Getty Images / Roberto Schmidt

Décalages

Parce qu’inadapté à la société haïtienne, le modèle de gouvernance suivi après l’indépendance et hérité de l’ère coloniale va engendrer une somme de contradictions sociales et culturelles. 

En matière de justice, rappelle la femme de lettres, c’est le Code Napoléon, autrement dit le Code civil des Français, qui continue à régir la vie des Haïtiens, même si, pour des raisons culturelles, leur rapport au mariage, par exemple, ne peut être calqué sur celui qui s’applique en France.

Sur le plan linguistique, l’administration fonctionne toujours en français, en dépit du fait que le créole, porté par une majorité de la population, est devenu la langue principale utilisée dans les différents aspects de la vie.

Le catholicisme va demeurer la religion officielle du pays, alors que la majorité des gens à ce moment-là ont créé leur propre relation au sacré, à la divinité, avec le vaudou. 

Cette rupture avec la sociologie et la culture haïtiennes est une coupure originelle et qui nous a menés à des situations extrêmement difficiles, extrêmement violentes que l’on connaît aujourd’hui.

Des survivants du séisme de janvier 2010 en Haïti reçoivent de l'aide humanitaire américaine

Des survivants du séisme de janvier 2010 en Haïti reçoivent de l’aide humanitaire américaine

Photo : Reuters / Eduardo Munoz

L’aide humanitaire dévoyée

Haïti se trouve donc empêtrée dans des difficultés économiques et politiques chroniques conjuguées à des catastrophes naturelles fréquentes, qui la mettent souvent dans une situation de dépendance par rapport à l’aide étrangère. 

Outre le caractère préjudiciable de cette accoutumance, Yanick Lahens trouve que la logique de l’aide a été pervertie. 

L’aide pervertit aussi bien celui qui donne que celui qui reçoit, aime-t-elle répéter. C’est une logique de l’aide qui permet à celui qui donne, finalement, de se tirer d’affaire. Le matériel roulant, tout ce dont on a besoin va être acheté dans les pays donateurs, celui qui arrive [en Haïti] va avoir un salaire mirobolant. Au final, le pourcentage de ce qui arrive à celui qui a besoin de cette aide est minime. 

Par ailleurs, celui qui reçoit va être habitué à une certaine dépendance de l’aide qui va arriver, mais qui ne va pas vous sortir de la survie, qui va vous maintenir dans une sorte d’agonie. 

L’auteure prône une cure de désintoxication et pense qu’il faut sortir de ce modèle de l’aide. Elle se garde toutefois de  généraliser et de jeter le bébé avec l’eau du bain », car elle convient « qu’il y a une ou deux organisations qui ont fait un travail remarquable [en Haïti].

Il ne faut pas prendre à la légère le fait que cette logique de l’aide est une logique mortifère quelques fois. Je dis bien que je n’étends pas ça à toutes les organisations, parce qu’il y en a qui ont fait un travail de terrain.

L’autre effet pervers de cette aide se traduit par divers déséquilibres. D’abord par la disproportion entre l’aide promise et celle reçue, % seulement », »text »: »15% seulement »}} » lang= »fr » style= »color: rgba(0, 0, 0, 0.65098); max-width: 100% »>15 % seulement.

Il y a également l’effet indésirable de cette aide sur la vie des Haïtiens, entre autres sur leur pouvoir d’achat : À un moment donné, parce qu’il y avait un argent à justifier, à dépenser, on [les ONG] donne à un chauffeur deux fois ou trois plus que le salaire d’un juge de la Cour d’appel. Les loyers ont augmenté de trois ou quatre fois leur valeur, les prix dans les marchés, tout a augmenté parce qu’il y avait cette espèce d’appel d’air de ceux qui venaient de l’extérieur. 

Le président haïtien Jovenel Moïse

Un rapport de la Justice haïtienne conclut que le président Jovel Moïse est au centre d’un détournement de fonds

Photo : Getty Images / Concordia Summit / Riccardo Savi

En finir avec la corruption

S’il fallait ajouter une autre perversion de cette aide, ce serait sans doute son détournement qui fait périodiquement la manchette en Haïti et ailleurs. Le dernier scandale en date, et non des moindres, est celui de la gestion désastreuse du fonds PetroCaribe dont a bénéficié Haïti pendant une dizaine d’années. 

Ce programme a été mis en place par l’ancien président vénézuélien Hugo Chavez pour permettre à plusieurs pays d’Amérique latine et des Caraïbes d’acquérir des produits pétroliers à un prix avantageux.

Moins un pays a des institutions solides, plus les forces mafieuses investissent ces institutions. Vous prenez la justice, n’importe quelle institution, les forces mafieuses investissent et contrôlent la douane, la banque, tout. 

Elle précise que les forces malveillantes qui squattent différents rouages de l’État haïtien ont souvent des connexions internationales qui permettent ce chaos, parce que le chaos arrange toujours les forces mafieuses. 

L’écrivaine, qui vit en Haïti, estime que cette aide a été massivement détournée. Elle croit que les deux derniers gouvernements qu’on a eus n’ont pas été à la hauteur de cette aide que nous avons reçue du Venezuela et qui aurait pu, justement, servir à résoudre un certain nombre de problèmes cruciaux de la population (l’accès à l’école, aux soins de santé, à l’eau potable, etc.). 

C’est, à ses yeux, l’événement qui a déclenché les soubresauts et l’ensemble des éléments politiques de ces dernières années, faisant référence au mouvement de contestation qui investit la rue haïtienne depuis quelques mois. 

Yanick Lahens est d’autant plus enthousiasmée par ce soulèvement que les jeunes, des femmes notamment, en constituent le fer de lance. C’est parti d’abord de jeunes qui étaient des artistes, des professionnels, et qui se sont dit : « non, on ne peut pas continuer comme ça, parce que nous avons 40 ans de vie active, nous avons encore le projet de vivre en Haïti, d’avoir des enfants en Haïti, etc. On ne peut pas accepter d’hypothéquer à ce point notre avenir ».

Des Haïtiens, dont des professionnels de la santé, réclament la démission du président Jovenel Moïse lors d'une manifestation à Port-au-Prince, le 30 octobre 2019.

Des Haïtiens, dont des professionnels de la santé, réclament la démission du président Jovenel Moïse lors d’une manifestation à Port-au-Prince, le 30 octobre 2019.

Photo : Getty Images / Valérie Baeriswyl

Changer le système en place

Pour l’auteure de Failles, qui parle du combat titanesque de la jeunesse, ce qui se passe en Haïti fait écho aux convulsions qui agitent d’autres pays, comme le Liban, le Chili et l’Algérie, où le changement radical du système politique constitue la principale revendication des manifestants. 

Haïti est à la genèse du rapport Nord-Sud, donc si le modèle est en train de montrer ses limites, ses faiblesses, s’il ne marche pas en Haïti, il ne va pas marcher ailleurs non plus.

Les jeunes ne sont pas forcément plutôt hostiles à un gouvernement; ils sont hostiles à un système qui a pu produire un tel gouvernement.

De son point de vue, % à peu près de l’électorat n’est pas allé voter. Et là, dans les dernières élections, 80% de l’électorat n’est pas allé voter. Cette abstention, c’est l’expression de quelque chose », »text »: »cette défiance est là depuis longtemps, elle s’est manifestée par une abstention, par exemple, dans les élections de 2011 : 72% à peu près de l’électorat n’est pas allé voter. Et là, dans les dernières élections, 80% de l’électorat n’est pas allé voter. Cette abstention, c’est l’expression de quelque chose »}} » lang= »fr » style= »color: rgba(0, 0, 0, 0.65098); max-width: 100% »>cette défiance est là depuis longtemps, elle s’est manifestée par une abstention, par exemple, dans les élections de 2011 : 72 % à peu près de l’électorat n’est pas allé voter. Et là, dans les dernières élections, 80 % de l’électorat n’est pas allé voter. Cette abstention, c’est l’expression de quelque chose. 

Il faut absolument, même quand ça paraît lointain, quand ça paraît difficile, proposer une autre offre politique, affirme l’écrivaine qui préconise un vrai projet de société pour Haïti, fait par et pour les Haïtiens. 

Elle espère que les gens de bonne volonté qui travaillent dans l’ombre, et dont on ne parle pas au journal de 20 h, se mouillent la chemise et proposent une autre offre politique. On ne peut pas continuer avec ce qui existe aujourd’hui. 

Se définissant comme une « pessimiste active », Yanick Lahens demeure persuadée que la longue nuit haïtienne va tirer à sa fin, tôt ou tard. Après tout, n’est-ce pas par la faille qu’entre la lumière?

L'écrivaine haïtienne Yanick Lahens

L’écrivaine haïtienne Yanick Lahens

Photo : Yanick Lahens

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