16 mai 2024

Josué Pierre-Louis propose des pistes pour la réforme de nos institutions.-

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Avec ce livre innovant comprenant sept (7) chapitres denses invitant à étudier des problématiques et des enjeux de la modernisation du droit en Haïti (droit haïtien), on comprend que les commentateurs politiques, les étudiants, les chercheurs, les décideurs politiques, les avocats et les juges ont du pain sur la planche. Le résultat aurait pu être labyrinthique, mais cet ouvrage de référence s’avère aussi accessible qu’instructif tant il fourmille d’explications, de faits et d’idées. Parfois judicieux et mordants, ils constituent aussi une inépuisable source d’histoire culturelle et politique. Au centre de cette étude, vivement recommandée, une interrogation : Comment moderniser le système juridique haïtien ? Avec sobriété, Josué Pierre-Louis dresse d’abord un état des lieux, celui des obstacles à surmonter. Oui, le droit questionne constamment la réalité. Il le met à nu, la met en doute, ou au contraire la renforce et la célèbre. Le droit, c’est l’excès de raisonnement qui contrebalance un manque de structure, et ce genre se meut dans la contradiction constante. Il vaut la peine de citer les premières lignes de son livre dont la préface est signée par le professeur Camille Kuyu (CEI, Université Paris Saclay) et la postface par François Bokona Wiipa B., professeur à la faculté de droit / Université de Kinshasa-RDC, juge à la Cour constitutionnelle de la RDC et ancien président de la Commission politique, administrative et juridique de l’Assemblée nationale de la RDC.

« Au lendemain de l’indépendance, en 1804, les gouvernants haïtiens se sont engagés résolument dans la continuité en adaptant le modèle institutionnel et juridique hérité de l’ancienne métropole française. Plus qu’une simple adaptation, il s’agit d’une greffe du système normatif et des institutions. Cette réception du modèle français a notamment influencé le système judiciaire, l’administration publique ainsi que l’organisation administrative du territoire qui a suivi la même évolution qu’en France. La République d’Haïti a calqué ses lois sur celles de la France en transposant dans son corpus juris tous les codes français ; le Code civil, le Code pénal, le Code d’instruction criminelle, le Code de commerce, le Code de procédure civile, etc. faisant ainsi une « réception juridique volontaire ».

« Dans cette transposition, le législateur haïtien aurait dû favoriser une réception de ce droit en tenant compte de facteurs sociologique et juridique du milieu social, ce qui aurait répondu aux règles de la méthode de réception de droit étranger admise par la sociologie juridique. Le législateur s’est plutôt contenté d’implanter dans le corpus législatif les codes français sans procéder à un nivellement de ces textes, ni une adaptation au contexte sociologique local de ceux-ci. Ce calquage a abouti accessoirement à un mimétisme sur les plans institutionnel et normatif. » (p. 27)

Nourri de curiosité et de singularité, le travail d’archivage et de synthèse s’annonce immense et pourrait, peut-être, dénicher des pistes pour la réforme du droit. On appréciera les pistes de réponse qui y sont développées et, soulignons-le, l’humilité d’un auteur qui n’est pétri d’aucune certitude. Les notes ont beau être jetées sur les papiers, parfois en rafale, et encore à l’état brut, force est de constater qu’il épingle tout : les divers éléments culturels, institutionnels, sociaux, autant que politiques et anthropologiques, tout. Et derrière ça, un aspect occulté mais aujourd’hui incontournable du système juridique haïtien essoufflé, fruit d’un singulier mimétisme ou transposition inadaptée, bref, l’histoire tragique de la langue de la justice. En des termes très académiques, Josué Pierre-Louis réfléchit sur l’histoire de notre corpus juridique, sur ce « modèle inachevé et incomplet », des origines jusqu’à aujourd’hui. Sa prise en compte peut se voir comme un des préludes au développement du thème devenu majeur du « mimétisme institutionnel » qui est une survivance d’un vieux monde qui ne veut pas mourir. Ce qui frappe dans ce vaste panorama, c’est le sentiment d’une impasse totale. Animé par la passion des procédures et le goût du discernement, il décrit minutieusement la formation de cette impasse, il ne laisse quasiment aucune porte de sortie, même l’usage de la langue créole dans tout l’appareil judiciaire n’apparaît pas comme une solution, mais comme un défi. Pas besoin de plus amples explications pour le comprendre. Savante et rigoureuse, son œuvre, inventive, ne suit que ses propres sentiers.

« La réforme du droit et de l’Etat haïtien et une sortie sans heurt de la fragilité supposent une gouvernance institutionnelle et/ou démocratique comme guide de l’action publique. Il faut toutefois se garder de tout enthousiasme excessif. Réformer l’Etat est une œuvre de très longue haleine qui exige, à travers d’éventuelles alternances politiques, la persévérance, le discernement et la continuité. » (p. 392)

Un immense travail ancré dans l’actualité qui fait réfléchir sur une société en perte de repères, de valeurs et d’idéaux. La crise socio-économique s’est doublée d’une crise du régime. Dans ce cadre discursif, le droit offre fondamentalement la possibilité de bâtir un monde commun, autrement dit représente un outil majeur pour la démocratie. Qu’il s’immerge dans le droit constitutionnel, le droit pénal et le droit administratif, rend compte de la pluralité des modes de production des règles de droit et de la complexité des ordres juridiques dans le contexte haïtien, s’enfonce au cœur des aspérités du droit pénal ou passe en revue les soubassements du droit importé, évoque la crise de légitimité de la démocratie représentative, il saisit à la fois le détail qui fait mouche et une vision panoramique de la situation au terme d’une formidable enquête. Et en juriste pragmatique : pour lui, il ne s’agit pas de construire une doctrine ou un système idéal, mais d’élaborer une méthode capable de sortir la démocratie de la crise où elle est plongée. Ce goût de la synthèse, de l’épure qui lui permet d’aller à l’essentiel est sa marque de fabrique. L’ancien directeur général de l’Ecole nationale de la magistrature et de l’Office de management et des ressources humaines (OMRH) a un talent que peu d’auteurs ont à ce point de faire surgir un monde au détour des pages, et pas seulement : il fait apparaître un monde disparu, dans certains cas, et en crise, dans d’autres.  Accompagné dans sa réflexion par Gélin I. Collot, Jean Carbonnier, Louis Favoreu, Michel Hector, Louis Joseph Janvier, Laënnec Hurbon, Auguste A. Héraux, Jacques Nicolas Léger, Leslie François Manigat, etc, l’actuel secrétaire général de la Présidence, en des pages toniques, d’une grande précision conceptuelle, cherche à nous convaincre des raisons d’aimer la démocratie délibérative et consensuelle alors que les acteurs contemporains nourrissent des raisons, mauvaises évidemment, de ne pas y tenir suffisamment. Cette approche multidisciplinaire ouvre sur une série de considérations qui portent la controverse dans la plaie. Les divers soubresauts litigieux et politiques qui ont agité le monde haïtien ces deux derniers siècles ne seraient que les symptômes d’une crise sociétale profonde. D’où la nécessité de repenser l’organisation des rapports entre les pouvoirs publics pour arriver à un rééquilibrage approprié. En gros plan, voilà définie la boîte à outils permettant de refonder une véritable culture démocratique.

En quatre-vingt-huit (428) pages d’une grande exigence stylistique qui se lisent sans coupe-papier mais où la plume a souvent le tranchant d’un sabre, Josué Pierre-Louis, qui dénonce les improvisateurs ou charlatans et autres planificateurs loin du terrain, s’y montre tour à tour chercheur, professeur, juriste, commentateur du temps qu’il fait comme du temps qui passe, historien, sociologue, politiste, avocat, défenseur du créole, critique ou réformateur. Partageant l’engagement des réformateurs en faveur de la diffusion de la connaissance, des idées de justice sociale et de démocratie égalitaire, il aborde en toute liberté la question de la réforme du système juridique haïtien et dépeint la place de la langue maternelle avec une telle délicatesse que nous entrons avec empathie dans la complexité de ce débat houleux qui impressionne par son sens de la dignité. On y trouve – pêle-mêle – des considérations institutionnelles, sociologiques, historiques, politiques. C’est sans équivalent, même chez les politistes. Dans cette production revigorante, hors du commun, dont le titre sonne étrangement à nos oreilles (« La modernisation du droit, un défi pour l’avenir »), basé sur une riche bibliographie, la partie s’est jouée pour lui sur le terrain des convictions et des compétences. A l’heure actuelle, sa grande expérience, sa connaissance approfondie des problématiques juridiques et de société sont autant d’atouts qui lui sont très précieux. Celui qui a déjà beaucoup vu, réfléchi n’aura de cesse d’écouter pour donner à voir. Sa force est d’appréhender cette société défaillante par fragments, via une poignée de thèmes-phare. Comment lire ces considérations véridiques à l’aune des tumultueuses relations entre la Constitution et la politique ? Par son intuition, ses positions idéologiques et son pragmatisme, Josué Pierre-Louis qui taille dans le vif de notre époque procède à une démarcation cruciale entre la vérité rationnelle, qui relève de la science, et la vérité factuelle. Pa exemple, la Constitution qu’il qualifie de moderne et d’originale, malgré ses ambiguïtés et ses imprécisions, soulignées par des travaux factuels et académiques antérieurs (Claude Moïse, Mirlande Hyppolite Manigat, Georges Michel, Monferrier Dorval), n’a jamais été respectée. Bien sûr, il y a un changement énorme qui s’est opéré dans nos vies, depuis lors, nous ne sommes qu’au début du sentiment d’une vie différente. Mais ce qui importe en démocratie est de parvenir à un jugement partagé qui, ce qui n’est pas souvent notre cas, permet aux hommes de construire du commun.

« Faite sous un autre éclairage, la lecture de la Constitution de 1987 en révèle des aspects méconnus. Il me semble que la lecture faite, à date, était politique ; il faut désormais en faire une lecture juridique. La Constitution n’est plus seulement une idée, c’est une règle. Souvent désignée, par les constitutionnalistes, comme le « statut de l’Etat », la Constitution est à la fois la règle suprême d’un Etat moderne en tant qu’elle est l’expression de la souveraineté nationale et la règle fondamentale en raison du rang le plus élevé qu’elle occupe dans la hiérarchie des normes juridiques. La Constitution pose le droit du droit.

« La Constitution de 1987 est une constitution normative, et pas seulement institutionnelle. On a trop longtemps mis l’accent sur les institutions. Or le contenu normatif révélé de la Constitution est aujourd’hui tout à fait important et a été longtemps occulté. Pendant trente-trois ans, elle n’a pas été d’application continue en tant que document de référence de l’organisation de l’Etat. Au fur et à mesure que se développent l’application et l’interprétation des dispositions constitutionnelles, il s’avère que, pour les praticiens, la Constitution contenait potentiellement un système normatif d’une grande complexité qui, petit à petit mis à jour, apparaît comme particulièrement bien conçu et agencé. Il s’agit d’une série de mécanismes ou de rouages juridiques complexes, reliés et s’articulant entre eux et composait un réseau normatif très cohérent, dont la valeur a été largement sous-estimée. » (pp. 279 – 280).  

L’objectivité qui émane de cette thèse de doctorat soutenue à la prestigieuse université Paul Cézanne, Aix Marseille, est féconde et éclairante ; elle donne envie d’en retenir des passages pertinents, comme autant de variations. Son plaidoyer – c’en est un au juste – pour la réforme en profondeur de nos institutions – emprunte des voies originales puisqu’il se propose de poser à nouveaux frais la question du rôle de l’Etat et de son rapport à l’instauration d’un système juridique au service du bien commun, convaincu que la justice entretient avec l’agir, le pouvoir-faire, un lien décisif que l’on pourrait ainsi résumer : pas de démocratie sans justice. Hélas, tout n’est pas qu’une question de vision ou de programme – surtout en Haïti. Les discours ne suffiront pas, juge Josué Pierre-Louis, qui ne semble pas d’un optimisme démesuré, il faut des actes.

« Le grand enjeu du 19e siècle était la liberté politique avec l’Ancien régime et la poussée de démocraties. Au XXe siècle, ça a été la démocratie contre le totalitarisme. Le grand enjeu du 21e siècle, c’est la démocratie contre les démocratures. » (390 p.)

Quelque peu sonné, mais moins ignorant, on referme ce livre sur une note d’espoir : il s’agit de savoir ce que l’on veut. Si la forme est exigeante et pourra rebuter quelques lecteurs et lectrices, celles et ceux qui tenteront l’expérience embarqueront pour une aventure humaine incroyable, entre histoire, sciences-juridique et sociologie. Voilà qui plaira aussi bien aux réformistes/réformateurs qu’à leurs contradicteurs. Il y a urgence. Mais exporter la démocratie jeffersonienne sur les bords de l’Artibonite et de la ravine du Sud n’a pas marché et a déclenché des catastrophes – sans doute davantage que les opérations inspirées par l’ONU. En ces temps de crise, la lecture de « La modernisation du droit haïtien, un défi pour l’avenir » est donc des plus salutaire et nécessaire. Mais d’ici là, Josué Pierre-Louis a le temps d’écrire d’autres livres …

Soure: Lenouvelliste

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